SOUMALY, LA NANG THIEM
Certains des destinataires de ma newsletter n’ont pas encore lu mon livre « Les âmes nuisibles », et donc ne connaissent pas encore Soumaly, la jeune femme médium dont j’ai raconté les performances en détail. Pour eux, je résume son histoire ; les autres, qui ont lu l’ouvrage, seront intéressés par l’épilogue.
Soumaly est Nang Thiem, « femme accompagnée » en langue lao. Les Nang Thiem sont nombreuses dans le pays, et elles font partie de la tradition laotienne. Ce sont des jeunes femmes médiums qui, très jeunes, épousent un esprit et lui consacrent leur vie.
Pourquoi le font-elles ?
Elles n’ont qu’un choix limité, car en général, cela se passe comme suit. La jeune fille tombe malade, et bien sûr, on la soigne avec tous les moyens disponibles, mais sa maladie résiste à tous les traitements. On apprend alors, par d’autres Nang Thiem, ou par des médiums familiers du contact avec les esprits, que l’un d’eux, qui s’identifie, la demande en mariage.
La jeune fille peut refuser, mais alors elle reste malade, et risque sa vie.
Si elle accepte, on organise un mariage auquel assistent toutes les Nang Thiem du quartier. Elle devient Nang Thiem elle-même, ce qui entraîne à la fois des avantages et des obligations, que nous verrons plus loin.
2 Nang Thiem, photo personnelle prise en 2016 lors d'une cérémonie de Pimay
Qui sont ces esprits qui cherchent à épouser des femmes vivantes ?
Mon épouse Thavone et moi-même avons pu communiquer longuement avec trois d’entre eux, par l’intermédiaire de leur Nang Thiem bien sûr :
- Chao Nôy : il était le roi de la province laotienne de Muang Phuan (aujourd’hui Xieng-Khouang), de1803 à 1831.
- Aï Ninh, son neveu, devenu bonze après avoir été confronté aux horreurs de la guerre.
- Som Deth Loun, son intendant général.
Tous trois appartenaient à l’aristocratie laotienne du 19e siècle, comme la plupart des esprits qui s’adonnent à cette pratique. On en est sûr car les Nang Thiem organisent des fêtes annuelles (le Long Pham, Ok Phansa, Pimay, le nouvel an lao), au cours desquelles elles portent le costume de leur esprit tuteur, dansent pour lui, et donnent des consultations de voyance. Ces esprits, donc, s’exhibent en de multiples occasions, et ils ne font pas mystère de leur identité.
Pourquoi cherchent-ils à épouser une femme vivante ?
Pour la population, il n’y a pas de doute : les motivations ont commencé à changer récemment, mais à l’origine, il s’agissait pour ces hommes de retrouver le plaisir du contact physique avec une femme vivante. Certains d’entre eux allaient jusqu’à s’octroyer deux Nang Thiem ; ce fut le cas de Chao Nôy au début.
Vous allez penser que c’est absurde : il ne peut y avoir de contact érotique entre un homme défunt et une femme vivante, c’est évident ! C’est aussi ce que je pensais, jusqu’à ma rencontre avec une amie française Patricia, qui fut la médium de Claude François défunt pendant trente ans. C’est elle qui m’expliqua comment les choses se passent ; l’histoire est racontée en détail au tome 1 « Les âmes nuisibles » page 300.
Quel est le destin des Nang Thiem ?
La réponse est claire : être l’épouse fidèle de son esprit tuteur ! Il y a des avantages : elle a un statut social reconnu ; elle se montre dans des fêtes prestigieuses, ; elle donne des consultations de voyance de qualité, car son partenaire de l’au-delà lui souffle les réponses. Il veille aussi sur elle, et il est réputé assurer sa sécurité matérielle.
Mais il faut être fidèle, car beaucoup de ces esprits sont ceux de guerriers ou hauts fonctionnaires qui furent servis et obéis de leur vivant ; ils n’apprécient pas la concurrence d’un homme vivant, et savent faire ce qu’il faut pour l’écarter. Accepter d’être Nang Thiem, c’est risquer de se voir confinée à une vie solitaire, sans compagnon et sans enfant.
Mais il y a des exceptions, car il existe des esprits tolérants, et des situations particulières qui font qu’on trouve des Nang Thiem mariées, avec enfants. La famille de Soumaly jouissait d’une de ces situations particulières.
Globalement, les Nang Thiem sont très bien acceptées par la population, mais il y a une certaine méfiance : un homme n’approche une Nang Thiem qu’avec précaution ; on dit que les compagnons ou les maris meurent jeunes…
Pourquoi cette situation n’est-elle jamais décrite ?
Nous savons tous qui sont les chamanes, où on les trouve, et ce qu'ils font : ils pratiquent la transe, et disent être en contact avec des esprits de la nature, des esprits de la forêt ou d'ancêtres qui les aident à soigner et guider les villageois ou les visiteurs en demande. Ces esprits ne s'identifient pas et ne répondent pas aux questions.
Le chamanisme n'offre qu'un contact incertain, aléatoire, avec des esprits inconnus, qui ne s'expriment pas de manière intelligible. Qui plus est, le chamanisme est victime d'un puissant effet de mode : il n'est pas simple de faire la différence entre les chamanes authentiques, et ceux qui se contentent de répondre à la demande touristique.
Au contraire, le phénomène Nang Thiem que nous avons observé et décrit au Laos, offre un contact répétitif et sensé avec l'au-delà, au travers d'esprits identifiés dont on peut trouver la trace dans l'histoire du pays, avec qui on peut dialoguer.
Pourtant, c’est le chamanisme qui a la faveur des médias et des chercheurs, alors que le phénomène Nang Thiem n’a été décrit que sous son aspect folklorique : on trouve des vidéos et descriptions des fêtes de Long Pham, des enregistrements de la musique que l’on y entend, sous le nom de musique du Pee Fah, mais aucune étude des faits et gestes des Nang Thiem. Pourquoi cette carence ?
Pour moi, c’est un mystère, un accident de l’histoire dont les effets seront réparés lorsque les chercheurs auront connaissance du phénomène Nang Thiem, lorsqu’ils réaliseront que celui-ci est beaucoup plus facile d’accès, plus significatif et plus fiable que le chamanisme.
Soumaly, photo personnelle prise lors de la cérémonie d'Ok Phansa en 2016
Quid de Soumaly ?
Un an avant sa naissance en 1992, son grand-père annonce l’arrivée d’un bébé très spécial, une fille qui sera Nang Thiem. La nouvelle n’est pas très appréciée dans la famille : l’une des grand-mères, Chanthala, est elle-même la Nang Thiem de Chao Nôy, et on préfèrerait que les inconvénients liés à cette position soient épargnés au bébé à venir. Mais il semble que l’on n’a pas le choix, et l’enfant arrive comme prévu.
Aussitôt qu’elle est en âge de comprendre, le grand-père lui annonce son destin, et devient pour elle un guide attentionné. Elle connait donc l’enfance d’une fillette prédestinée, dans une famille avertie où les fonctions de Nang Thiem se succèdent : après la grand-mère Chanthala, c’est la mère Maÿ qui est sollicitée, puis le fils Lé, l’un des rares cas de Nang Thiem mâle dans le pays. C’est sans surprise qu’à dix-huit ans, Soumaly tombe malade, et apprend qu’elle doit devenir la Nang Thiem d’Aï Ninh, l’esprit tuteur de son frère Lé, décédé trois ans auparavant. Tout cela est raconté en détail dans le tome 1, pages 271 et suivantes.
Quand Thavone et moi rencontrons Soumaly, à partir de 2015, c’est alors une superbe jeune fille de 23 ans, qui a un emploi de comptable chez Lao Airlines, quelques amies avec qui elle sort parfois le soir – des sorties très sages – et une vie rangée dans sa famille. Elle est la Nang Thiem d’Aï Ninh, un esprit bienveillant qui fut bonze au cours de sa vie terrestre. Avec lui, elle donne des consultations publiques de voyance deux fois par mois, à la pleine lune et à la lune nouvelle, qui sont très appréciées par les gens du quartier.
Chaque année, pour les fêtes de Long Pham, Ok Phansa et Pimay, elle revêt les costumes chatoyants d’une douzaine d’autres esprits et danse pour eux, chacun à leur tour. Aï Ninh, lui, ne danse pas, car il est bonze…
Sa vie est stable, et satisfait tout le monde, sa famille, les gens du quartier qui apprécient ses services, et ses nombreux amis de l’au-delà. Mais est-elle heureuse ?
Soumaly, photo personnelle prise en 2016 lors de la cérémonie d'Ok Phansa
J’ai quelques doutes à ce sujet : l’avenir tout tracé qui se dessine devant elle, sans compagnon et sans enfant, ne me réjouit pas. En 2020, lorsque je fais le bilan de son union très platonique avec son époux de l’au-delà Aï Ninh, et de ses obligations, assez limitées, envers les autres esprits, son avenir me préoccupe, et j’écris (tome 1, page 283) :
« Ce serait dommage que, pour de mauvaises raisons, elle s'impose une vie terrestre incomplète et solitaire. »
Depuis, il y a eu de nombreux changements dans sa vie, et fort heureusement, le scénario de la solitude ne s’est pas concrétisé.
En 2019 et 2020, Soumaly perd son père Aï Ban et sa mère Maÿ.
En 2020, son emploi de comptable chez Lao Airlines est supprimé suite à la pandémie de covid 19. Elle rejoint alors son frère Seth à la direction de l’entreprise familiale fondée par leur père. Mais en 2021, Seth et sa femme sont tués dans un accident de voiture, laissant trois enfants orphelins. Le plus jeune est Souk Khamsay, le petit garçon en bleu rencontré au Vat Photong (tome 1, page 143), qui, à cinq ans, montrait déjà des dispositions médiumniques.
À l'âge de trente ans, Soumaly se retrouve donc chef d'entreprise et chef de famille, en charge de trois jeunes neveux. Elle est très sollicitée sur tous les plans, professionnel et familial. C'est là une situation peu compatible avec l'état de Nang Thiem. Traditionnellement, celles-ci sont au service de leur esprit tuteur, en général un homme du 19e siècle, souvent jaloux et exclusif, qui fait le vide autour d'elles. Mais les esprits que sert Soumaly ne sont pas des guerriers frustes et machos…
Elle assume maintenant avec brio ses nouvelles responsabilités familiales et sa fonction de chef d’entreprise. Un compagnon stable partage sa vie, avec qui elle a commencé à fonder une famille ; un bébé est né en 2022. Parallèlement, elle continue à assurer ses fonctions de Nang Thiem : les cérémonies de Van Sinh 2 fois par mois, le travail de voyance, et les fêtes traditionnelles 2 à 3 fois par an.
Soumaly, son compagnon et son enfant, photo prise en 2022
Tous ces changements se sont accomplis en douceur, sans opposition des esprits, car ceux-ci sont de bons bouddhistes, qui ont un devoir de compassion vis-à-vis d’autrui ; pour eux, s’opposer au bonheur de la médium est impensable.
Nous venons d’avoir une conversation téléphonique avec Soumaly, qui venait de recevoir notre cadeau pour la naissance du bébé. Aï Ninh s’est manifesté, et il a fait part de sa satisfaction à propos de la parution du tome 1 en mars 2022, dans lequel il occupe une place de choix avec sa Nang Thiem Soumaly. Celle-ci a regretté de ne pouvoir lire le livre, qui n’est disponible qu’en français.
Thavone et moi avons alors pris conscience de l’intérêt de l’ouvrage pour les Laotiens. Il valorise leur pays et ses coutumes, à la fois étranges et raffinées. Il donne une description détaillée, la première vraisemblablement, du phénomène Nang Thiem vu sous plusieurs angles :
Il est vu de l’extérieur, par un observateur occidental, comme le sont les phénomènes chamaniques observés dans d’autres pays. Il est aussi vu de l’intérieur, au travers de l’histoire personnelle de plusieurs Nang Thiem, reconstituée sur 2 ou 3 générations.
Enfin, il met en évidence les motivations profondes de certains esprits, Aï Ninh et Chao Nôy en particulier. C’est là un fait rare : il est exceptionnel d’avoir suffisamment d’éléments factuels pour être en mesure d’analyser l’évolution d’un esprit de l’au-delà sur une longue période, depuis la mort vers 1830 jusqu’à nos jours. Nous avons eu la chance de pouvoir le faire avec eux, grâce à l’aide qu’ils nous ont apportée personnellement, et à celle reçue des laotiens vivants.
Il nous semble juste que le texte issu de cette aventure exceptionnelle soit mis à la disposition de tous les acteurs, morts et vivants, en langue lao. C’est pourquoi nous allons nous mettre en quête d’un traducteur, et faire publier le livre dans le pays. Nous le devons bien à tous ceux qui nous ont aidés.
Thavone et Etienne Sabatier, janvier 2023.